76
Debout sur la passerelle auxiliaire, LeSeur regardait droit devant lui. De l’autre cote des vitres, l’etrave du Britannia fendait la houle en envoyant des gerbes d’eau jusqu’au gaillard d’avant. Le brouillard se levait, il avait cesse de pleuvoir et la visibilite etait a present de plus d’un kilometre.
Un silence de mort regnait sur la passerelle. LeSeur s’etait creuse la cervelle en vain, a la recherche d’une solution qui n’existait pas. Il n’y avait plus qu’a attendre la catastrophe en surveillant la course du navire a l’aide d’instruments qu’il ne controlait plus. Sur la carte electronique, les Carrion Rocks dessinaient leurs contours effrayants deux milles plus loin, droit devant. La sueur et le sang qui coulaient du front de LeSeur lui picotaient les yeux.
— Collision avec les Carrion Rocks dans quatre minutes, s’eleva la voix du troisieme officier.
Collee a la vitre, la vigie serrait ses jumelles a les briser. LeSeur se demanda ce qui pouvait bien l’inciter a vouloir apercevoir les recifs avant tout le monde puisque personne n’y pouvait plus rien.
Kemper lui posa une main sur l’epaule.
— Monsieur, il est temps de donner vos ordres aux hommes presents sur la passerelle en prevision de la… de la collision imminente.
LeSeur acquiesca. La gorge nouee, il se tourna vers ses subordonnes.
— Ordre a tous les officiers et marins presents sur la passerelle de s’allonger par terre en position foetale, les pieds en avant et les mains sur la nuque. Le choc etant prevu pour durer de longues secondes, je vous demanderai de vous relever uniquement lorsque le navire sera clairement arrete.
— Moi aussi, monsieur ? s’enquit la vigie.
— Vous aussi.
Genes, comme a contrecoeur, tous s’allongerent par terre conformement aux recommandations de leur commandant.
— Monsieur ? demanda Kemper. On ne peut pas se permettre de dependre d’un capitaine blesse dans un moment pareil.
— Oui, dans un instant.
LeSeur regarda une derniere fois l’ecran sur lequel s’affichaient les images de la passerelle principale. Fidele a son poste face a la barre, Carole Mason donnait l’impression de presider aux destinees d’une traversee normale, une main nonchalamment posee sur la roue tandis qu’elle chassait de l’autre une meche rebelle.
Du coin de l’oeil, LeSeur crut distinguer quelque chose de l’autre cote des vitres et il releva la tete.
A un kilometre et demi droit devant lui, il distingua une tache claire qui emergeait de la brume. La tache grossissait a vue d’oeil et elle ne tarda pas a laisser place a des gerbes d’ecume : les lames de fond qui venaient se briser sur les Carrion Rocks. Fascine par l’horreur de ce spectacle dantesque, il distinguait a present les vagues qui se ruaient a l’assaut des recifs en faisant jaillir des geysers gigantesques. Derriere ce mur d’eau se dressaient les rochers noirs, tels les tours en ruine d’un chateau surgi des eaux.
Jamais il n’avait rien vu de plus terrible de toute sa carriere.
— Allongez-vous, monsieur ! lui cria Kemper, couche a ses pieds.
Mais LeSeur ne l’entendit pas, hypnotise par cet enfer d’ecume et de roche, infiniment pire a ses yeux que l’enfer de feu et de flammes couramment imagine par l’homme.
Pourquoi se leurrer ? Personne ne survivrait a un tel choc, personne.
Mon Dieu, je ne te demande qu’une chose : fais que notre mort soit rapide.
Son attention fut soudainement attiree par un mouvement sur l’ecran de controle de la passerelle principale, Mason avait egalement apercu les recifs. Penchee en avant, elle semblait vouloir accelerer encore le mouvement du destin. Contre toute attente alors que tout semblait joue, LeSeur la vit sursauter. Elle se retourna d’un bond et un masque de peur contracta ses traits. Terrorisee, elle s’eloigna de la roue a reculons et disparut du champ de la camera. Un voile apparut sur l’ecran, semblable a un nuage de fumee, qui se dirigea lentement vers le recoin ou s’etait refugiee Mason. LeSeur, croyant avoir affaire a une mauvaise retransmission, frappa du poing l’ecran. Au meme moment, un cri terrible retentit dans son casque, branche sur la frequence de la passerelle, et il reconnut la voix de Mason, Cette derniere rentra dans le champ en titubant, enveloppee dans le nuage de fumee dont elle cherchait a se proteger en se griffant la poitrine et le cou avec frenesie. Sa casquette tomba et ses cheveux volerent au gre de ses mouvements desordonnes. Ses membres s’agitaient dans tous les sens et donnaient l’impression qu’elle se battait avec elle-meme, telle une marionnette prise de folie.
Le corps agite de spasmes, Mason s’approcha des instruments de bord, ses bras et ses jambes aureoles par l’etrange vapeur. LeSeur la vit tendre la main dans son agitation et appuyer involontairement sur un bouton tandis que la fumee s’enfoncait peu a peu a l’interieur de son corps, s’infiltrait dans sa bouche et sa gorge en depit des coups de poing et des coups de pied qu’elle envoyait autour d’elle avec l’energie du desespoir. Elle tomba a genoux, les mains jointes dans un simulacre de priere, puis elle s’effondra par terre, sous l’angle de vue de la camera.
LeSeur resta petrifie, les yeux rives sur l’ecran, puis il se rua sur la radio et appela les sentinelles postees a l’entree de la passerelle principale,
— LeSeur pour la securite, LeSeur pour la securite. Qu’est-ce qui se passe, la-haut ?
— Je ne sais pas, monsieur, repondit l’une des sentinelles, mais l’alerte de niveau 3 a ete levee et l’acces a la passerelle vient de se deverrouiller.
— Alors qu’est-ce que vous attendez ? hurla LeSeur Grouillez-vous de prendre la barre et de virer a babord toute. A babord toute, espece de cretin. Tout de suite !